noviembre 24, 2016

Peter Brown (Australian National University (ANU) - College of Arts and Social Sciences): «De la rhétorique au “rhetoric”: petite histoire d'une grande ambivalence»



Peter Brown
«De la rhétorique au “rhetoric”: petite histoire d'une grande ambivalence»

Hermès, La Revue, vol. 3, n.º 58, 2010

Hermès, La Revue | Ministère de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche | C.N.R.S. (Centre National de la Recherche Scientifique) | Institut des sciences de la communication | Paris | FRANCE


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«En anglais, le mot rhetoric a tendance à signifier “discours creux, vide” dont le but est d’obscurcir la vérité, d’où l’expression courante “ce n’est que de la rhétorique” qui exprime un écart radical entre discours et vérité, entre rhétorique et savoir. Si cette séparation relève d’une spécificité anglo-saxonne, elle n’en remonte pas moins aux origines de la rhétorique même, chez les Grecs de l’Antiquité. Le rapport entre rhétorique et savoir constitue un très vieux problème où les ambivalences et les antagonismes ressortent sous des formes différentes selon les époques.

»Chez Homère certains héros sont honorés pour leur capacité à encourager leurs compagnons à agir comme il faut. Avec la montée du polis démocratique, savoir bien parler devient de plus en plus important dans la vie civique et politique des villes de la Grèce antique.

»Les sophistes focalisent sur le logos, c’est-à-dire sur le discours, son fonctionnement et son pouvoir. Ils définissent les parties du discours, analysent la poésie, étudient les stratégies d’argumentation et débattent de la nature de la réalité. Ils y voient aussi une dimension éthique et prétendent rendre “meilleurs” leurs étudiants, c’est-à-dire qu’ils enseignent la vertu. L’excellence humaine n’est donc pas à leurs yeux un accident du hasard ou liée à des origines nobles, mais il s’agit d’un art ou d’une technê qu’on peut enseigner et apprendre.

»La rhétorique devient ainsi un art important qui permet aux orateurs d’avoir les formes, les moyens et les stratégies de persuader le public de la justesse de leurs propos. Pour certains philosophes de l’Antiquité, savoir employer habilement les outils de la rhétorique est donc essentiel si l’on veut découvrir la vérité, parce que c’est la rhétorique qui fournit les moyens d’organiser et de clarifier des arguments.

»Mais les sophistes pensent également qu’à tout argument peut s’opposer un contre-argument, et que la “vérité” est fonction de la probabilité qu’un argument semble vrai aux yeux du public. Les sophistes ont aussi la réputation de pouvoir transformer un argument “faible” en un argument “fort” (Romilly, 1988).

»Platon souligne les différences entre la vraie rhétorique et la fausse rhétorique, surtout dans ses dialogues (Gorgias, Phèdre), où le philosophe critique l’idée des sophistes selon laquelle l’art de la persuasion, la “rhétorique”, peut exister indépendamment de l’art de la dialectique. Selon Platon, puisque les sophistes font appel seulement à ce qui semble être vraisemblable ou probable, plutôt qu’à ce qui est essentiellement vrai, ils n’améliorent pas du tout leurs élèves ou leur public. Selon lui, seule la philosophie peut faire cela, par le biais de la dialectique qui permet d’atteindre la vérité au-delà des apparences.

»Aristote, quant à lui, rédige un traité L’Art de la Rhétorique dans lequel il prétend que “la rhétorique est la contrepartie de la dialectique”. Si la méthode dialectique est nécessaire pour découvrir la vérité dans la sphère théorique, la rhétorique, en revanche, est utile voire nécessaire dans la sphère pratique, par exemple devant les tribunaux ou une assemblée politique, domaines où il faut savoir persuader.

»Chez les Romains, notamment Cicéron (Ier siècle av. J.-C.; De oratore) et Quintilien (Ier siècle ap. J.-C.), la rhétorique poursuit la tradition héritée des Grecs. Quintilien déplore la séparation qui existe entre la rhétorique et la vie civique du citoyen (De l’institution oratoire). Il met l’accent sur l’importance de l’art de la rhétorique et la formation de l’orateur parfait, tout en critiquant la montée de la rhétorique comme divertissement qui privilégie l’ornamentation dans l’art de l’argumentation, aux dépens de la substance. Saint Augustin, devenu chrétien, s’intéresse à l’art “païen” de la rhétorique pour répandre la nouvelle religion. Il propose de mettre “le pouvoir de l’éloquence au service de la cause juste” (Green, 1995).

»Mais pour le Moyen Âge, la rhétorique est secondaire par rapport à la dialectique dans le trivium des “arts libéraux”, et l’étude de la rhétorique relève plutôt de la scolastique.

»Au début du XVIe siècle, Érasme renoue avec la rhétorique en s’intéressant aux inventions et aux variations dans les types de discours, présentant par exemple deux cents variations de la phrase “Semper, dum vivam, tui memero” dans le De copia. (Jardine, 1996, p. 82). En Angleterre, la situation va changer radicalement pour annoncer une modernité, celle de la langue et celle du protestantisme voire du puritanisme. Francis Bacon (1561-1626) ressent le besoin de trouver un style appproprié au nouveau discours scientifique. Selon lui il faut faire une exposition claire des faits et des arguments sans style orné. Dans son Advancement of Learning, Bacon critique ceux qui sont préoccupés par des questions de style plutôt que par “the weight of the matter, worth of subject, soundness of argument, life of invention, or depth of judgment” (Jardine, 1975).

»Vers le milieu du XVIe siècle l’Angleterre voit la montée de la rhétorique dans les langues modernes aux dépens des langues classiques. C’est un savant français Pierre de la Ramée (dit Ramus) qui, peu satisfait de ce qu’il considère comme les excès du trivium, propose un nouveau cursus. Converti au calvinisme, Ramus est assassiné au lendemain de la Saint-Barthélemy. Son enseignement, considéré comme l’oeuvre du diable par l’Église catholique, n’a pas de suite en France, mais il est repris dans des pays protestants.

»Au XVIIe siècle plusieurs écrivains poursuivent la réflexion de Ramus, dont le grand poète anglais, John Milton (1608-1674), qui rédige un manuel de logique et de dialectique à partir de ses travaux. Vers le milieu du siècle l’approche de Ramus envers la rhétorique l’emporte chez les protestants et les puritains, qui fondent également vers la même époque l’Université Harvard à Boston (Ong, 2004). Le philosophe Thomas Hobbes (1588-1679) rédige à son tour des textes sur la rhétorique. Tout comme Bacon, Hobbes cherche à promouvoir un style plus simple et plus naturel sans trop de fioritures.

»En 1684, la Royal Society d’Angleterre établit un comité pour améliorer la langue anglaise. L’un des membres de ce comité, l’écrivain John Dryden (1631-1700), considéré comme le fondateur de la prose anglaise moderne, crée un nouveau style. Il préconise l’emploi de mots anglo-saxons plutôt que des emprunts étrangers; de même, il explique que la syntaxe de la phrase doit être celle de la langue vernaculaire plutôt que celle du latin.

»En France, la rhétorique fait partie de l’enseignement, notamment chez les jésuites, jusqu’à la Révolution. Pour ceux-ci, la rhétorique constitue l’un des piliers de la formation des futures élites, qui oeuvreront aussi bien au sein de l’Église que dans les institutions de l’État. De manière plus générale, la rhétorique est l’armature du système scolaire: le Traité des études de Rollin a une influence sur toute l’Europe continentale (Fumaroli, 1980).

»La Révolution renverse cette situation. Les philosophes qui rédigent la Charte pour une éducation du peuple, qui serait placée sous le signe de la raison, rejettent la rhétorique comme instrument d’oppression aux mains des catholiques. Sous l’Empire, qui introduit une très large réforme, la rhétorique a une place réduite. L’École polytechnique, créée pour former la nouvelle élite scientifique, accorde la priorité aux rapports écrits et néglige le discours oral. De même, après la Révolution de 1848, la rhétorique est considérée comme un instrument de conservatisme et de politique réactionnaire (cf. le site ).

»La IIIe République achève la transformation du système scolaire en imposant la philosophie rationaliste en fin d’études à la place de la classe de rhétorique. La rhétorique devient l’étude des tropes littéraires et sera appelée par la suite “stylistique”. En 1890, les anciens exercices de rhétorique sont remplacés par la “dissertation”, qui développe l’argument rationnel en philosophie. Au début du XXe siècle, la rhétorique ne figure même plus dans le cursus scolaire – laïcité oblige – car la rhétorique est censée être le dernier bastion de l’irrationalité promue par l’Église (Chervel, 2004). Mais dans les années 1960, la rhétorique commence à faire un retour, grâce à l’influence de la linguistique dans le domaine des sciences humaines et sociales, notamment pour ce qui est du structuralisme et de la sémiotique. Roland Barthes lui-même, formé en lettres classiques, voit la valeur de la rhétorique pour l’analyse du récit. La génération des penseurs structuralistes et poststructuralistes s’appuie sur la rhétorique, depuis Gérard Genette à Jacques Derrida en passant par Jacques Lacan, tandis qu’un certain Umberto Eco fait sa thèse sur l’esthétique chez saint Thomas d’Aquin. Il est vrai aussi qu’au cours du XXe siècle des chercheurs anglo-saxons s’intéressent de nouveau à la rhétorique, tel Marshall McLuhan, le père de la théorie des mass-media qui fait sa thèse à Cambridge sur l’histoire de la rhétorique. Or, McLuhan a beau dire que le “medium is the message”, il n’empêche que ce sont encore souvent les “intellectuels français” qui sont accusés outre-Manche de ne pas “parler clairement et simplement” et de s’adonner, à la place, à des jeux de “rhétorique”. Une vieille histoire continue...



»Références bibliographiques

»CHERVEL, A., “L’invention de la dissertation dans l’enseignement secondaire français”, Paedagogica Historica: International Journal of the History of Education, vol. 40, n° 3, 2004, p. 261-277.

»FUMAROLI, M., L’Âge de l’éloquence: rhétorique et “res literaria” de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980.

»GREEN, R.P.H. (éd., trad.), Augustine: De Doctrina Christiana, Oxford, Clarendon, 1995.

»JARDINE, L., Francis Bacon: Discovery of the Art of Discourse, Cambridge University Press, 1975.

»JARDINE, L., Reading Shakespeare Historically, Londres, Routledge, 1996.

»ONG, W.J., Ramus, Method and the Decay of Dialogue: From the Art of Discourse to the Art of Reason, University of Chicago Press, 2004.

»ROMILLY, J. de., Les Grands Sophistes de l’Athènes de Péricles, Paris, de Fallois, 1988.»





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