febrero 10, 2016

«Quand la persécution fait le linguiste...»



Marie-Hélène Maux-Piovano
«Quand la persécution fait le linguiste...»

Estudios de lingüística del español, vol. 36, 2015

Estudios de lingüística del español | Universitat Autònoma de Barcelona | Departament de Filologia Espanyola | Àrea de Llengua Espanyola | Bellaterra (Cerdanyola del Vallès) | Barcelona | ESPAÑA


Extracto de páginas 57, 59, 62, 62 (bis), 63, 66, 68 y 71 del artículo en PDF




«Dans le cadre du numéro monographique des revues Estudios de Lingüística del Español dont le thème est “Censuras, exclusiones y silencios en la historia de la lingüística hispánica”, nous souhaiterions évoquer la figure d’un des précurseurs de l’enseignement de l’espagnol en France au moment où celui-ci s’érige en tant que discipline autonome, au début du XVIIème siècle. Il s’agit de Juan de Luna, protestant espagnol qui dut quitter l’Espagne vers 1612 pour se réfugier en France, avant que les circonstances politiques ne deviennent défavorables de l’autre côté des Pyrénées et qu’il ne se réfugie en Angleterre. Nous nous situons dans une perspective particulière par rapport à la problématique proposée: c’est précisément parce qu’il a été persécuté que Juan de Luna s’est découvert une vocation de maître de langue espagnole et a publié plusieurs ouvrages didactiques. En premier lieu il a rédigé une grammaire de l’espagnol à usage des étrangers dans trois versions différentes, toutes trois intitulées Arte Breve y Compendiosa [...], publiées en 1616 à Paris pour les deux premières et en 1623 à Londres pour la troisième. Il est ensuite l’auteur de plusieurs dialogues didactiques, treize au total, et enfin d’une édition du Lazarillo de Tormes (1620)

»[...]

»Juan de Luna est avant tout un Espagnol du XVIIe siècle qui s’établit d’abord en France puis en Angleterre. Il appartient donc à la communauté des immigrés péninsulaires dont on pourrait se demander s’ils constituaient ou non une diaspora. Les causes de l’immigration espagnole vers différents pays européens aux XVIe et XVIIe siècles furent diverses, et les maîtres de langue en constituent curieusement des exemples assez représentatifs. Parmi eux, il est intéressant de constater que la question religieuse est fondamentale pour expliquer les causes de cette émigration, qu’il s’agisse de défendre la foi catholique en se mettant au service de la Sainte Ligue, comme ce fut le cas d’Ambrosio de Salazar qui resta en France après la dissolution du parti catholique mené par les Guise, ou précisément de Juan de Luna dont la foi protestante est désormais démontrée depuis plus d’un siècle. Dans un premier temps, nous voudrions rappeler les éléments qui ont permis d’établir l’appartenance de Juan de Luna à l’église réformée, d’autant que celle-ci a été niée jusqu’à une date relativement récente par certains universitaires comme Joseph Laurenti par exemple.

»[...]

»Chassé d’Espagne par l’Inquisition, Luna trouve refuge en France. Quelle est la date exacte de son arrivée? E. Boehmer propose 1612, en se fondant sur le texte d’une demande de subvention adressée en 1626 à la communauté flamande de Londres dans laquelle il affirme avoir quitté l’Espagne depuis 14 ans (Boehmer 1904: 427, note 4 [Boehmer, Eduard. 1904. Juan de Luna. Zeitschrifte für Vergleichende Literaturgeschischte 15.6]). Cette date, bien que probable, demeure hypothétique.

»[...]

»E. Boehmer suggère que c’est en 1621 que Luna quitte la France, à la suite de la déclaration de Niort qui amenèrent de nombreux protestants français à partir en Angleterre. En effet, par cette déclaration, faite à Niort le 27 mai 1621 et enregistrée à Paris le 7 juin de la même année, Louis XIII ordonne à tous les Protestants de désavouer l’assemblée de La Rochelle.

»[...]

»C’est donc bien le contexte politique et religieux qui a chassé Juan de Luna de sa patrie et la nécessité de survivre l’a conduit, comme dit un de ses collègues, Ambrosio de Salazar, à “vendre” sa langue maternelle comme si c’était une marchandise quelconque, à tel point qu’il considère que ses élèves la gardent en otage (“Y ellos tiran de my mi lengua por rehenes” [Salazar 1614: n.p. [Salazar, Ambrosio de. 1614. Espexo general de la gramatica en dialogos, para saber la natural y perfecta pronunciacion de la lengua Castellana [...]. Rouen : chez Adrien Morront, dans l’estre nostre Dame, près les Changes]]). Comme il est courant au début du XVIIème siècle, les étrangers trouvent d’abord à s’employer comme maîtres de langue, ce qui les amène rapidement à la publication d’ouvrages en relation avec l’enseignement. On peut donc affirmer qu’il n’y aurait pas eu d’ouvrages métalinguistiques ou didactiques sans le contexte particulier dans lequel ils vécurent. Nous voudrions tout d’abord récapituler par ordre chronologique les différentes publications de Juan de Luna qui nous permettent de l’inclure dans la catégorie de ce que nous pourrions appeler les “protolinguistes”.

»[...]

»Les idées linguistiques de Juan de Luna au sens strict se font jour dans les trois éditions de sa grammaire. Les ouvrages étant succincts (même si l’édition anglaise est remarquablement augmentée), il n’y a pas d’apports fondamentaux. Nous allons cependant essayer de montrer en quoi ce grammairien de circonstance a parfois su se montrer original, voire novateur. Nous n’oublions naturellement pas que toute description d’une langue est tributaire de celles qui l’ont précédée et que les ouvrages grammaticaux s’adressant à un public étranger ne se caractérisent pas par la richesse de leur exposé théorique. Mais c’est peut-être en cela que l’on peut relever des éléments novateurs: l’auteur pallie ses lacunes scientifiques en analysant le système linguistique tel qu’il le manie, et on fait parfois de surprenantes découvertes.

»[...]

»Nous venons d’essayer de mettre en lumière certains éléments, certes mineurs, mais qui prouvent la pertinence des idées de Juan de Luna quand il tente de décrire le système phonétique de sa langue maternelle à un public non-hispanophone dans le but de lui apprendre à parler espagnol. De la même façon, l’exposé morphologique laisse parfois entrevoir des éléments originaux, dus à la réflexion personnelle de l’auteur. Nous allons essayer d’en analyser les principaux. Il convient de rappeler au préalable que Luna effectue des choix pour son exposé, qui reste de toute façon rudimentaire, et que nous ne pourrons donc relever que des données ponctuelles.

»[...]

»Dans le cas de notre protestant tolédan, c’est la persécution religieuse qui a fait naître un linguiste au sens large du terme. D’abord maître de langue pour des raisons financières évidentes, la rédaction des trois éditions de son manuel grammatical de l’espagnol à usage des étrangers l’a obligé à réfléchir sur sa langue maternelle et sur son système. Tout cela ne fait naturellement pas de lui un grand théoricien: mais nous avons tenté de montré qu’il sait se montrer inventif et innovant, et tout apport à l’histoire des idées linguistiques est à prendre en considération.»






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