Xavier de Jarcy. Télérama
«Un vendredi de septembre, on est invité par une agence de relations presse britannique à un mystérieux rendez-vous dans l’atelier des designers Erwan et Ronan Bouroullec, au fond d’une cour de l’Est parisien. Arrivent quelques journalistes étrangers et un designer coréen. Il travaille pour Samsung, géant mondial de l’électronique (319 000 salariés…). On aperçoit des objets peu identifiables sous des bâches. Il y a de la révélation dans l’air. Et une opération de communication bien montée, dans le genre: “On ne le dit qu’à vous, hein?”
»Tout le monde s’assoit autour d’une grande table, et Erwan Bouroullec prend la parole en anglais. Il présente le travail du studio Bouroullec, créé il y a une petite vingtaine d’années, et dessinant des meubles et des objets pour Vitra, Hay, Kvadrat... Ronan Bouroullec enchaîne, toujours en anglais: “Notre agence est très petite, nous refusons plein de demandes. Il y a trois ans, quand Samsung nous a contactés, on s’est posé beaucoup de questions, car c’est une immense compagnie. Nous pensions que travailler avec eux serait un cauchemar. Surtout moi, qui suis un peu le pessimiste de l’équipe, alors qu’Erwan est toujours optimiste. Je pensais que ce serait très formel, avec plein de gens en costume gris. Or ils étaient tous très sympathiques. Nous étions avec des passionnés. Les Coréens sont des gens intenses et rapides. Rien à voir avec le Japon, où il faut respecter tout un protocole. Notre studio travaille de manière presque artisanale, nous réalisons beaucoup de choses nous-mêmes, et ils ont respecté notre façon de faire.”
»Le designer coréen explique qu’il a contacté le duo car sa compagnie souhaitait présenter une ligne de produits plus orientée “lifestyle”. Une démarche inhabituelle. D’habitude, chez Samsung, un projet se déroule en interne, sur un an, alors que là, il en a fallu trois. “Mais, étant donné la qualité obtenue, cela en valait la peine. Nous sommes très contents de lancer ce produit.”
»Ronan Bouroullec poursuit: “Ils nous ont demandé si nous étions d’accord pour dessiner une télévision. C’est un objet bizarre, la télévision. Un objet du passé, dans un sens. Finalement on a dit oui. L’objectif de départ était surtout de produire des idées pour leur équipe de trois cents designers.”
»Erwan Bouroullec reprend: “Quand on explore un champ nouveau, on est naïf, on risque de commettre plein d’erreurs de jeunesse. Mais on apporte un regard neuf. La meilleure solution consiste à faire émerger plein d’idées, et à voir si elles sont faisables.” Il explique le principe choisi: “La plupart des télés jurent visuellement avec l’espace domestique. Alors nous avons voulu changer le caractère de cet objet. Car derrière le caractère, il y a un usage. C’est comme pour les voitures: on les dessine pour qu’elles suggèrent ou non une idée de vitesse. Nous avons donc voulu que la forme donne envie de se comporter avec une télévision d’une manière élégante.”
»Ronan Bouroullec ajoute: “Nous voulions changer l’écran en objet que l’on puisse poser sur une table. Qu’il soit agréable à voir sous tous les angles. Ce n’est pas une télévision design, car le design n’est pas un adjectif, mais une discipline. C’est juste un bon objet. Pas une télévision signée Bouroullec. Une des raisons pour lesquelles j’avais hésité au départ, c’est que nous cherchons à faire des choses durables, pas des produits jetables. J’espère que cette télévision, étant donné la qualité de son image, va durer un certain temps.”
»Après quelques questions, tout le monde se lève, et on passe à une table voisine où sont posées des pièces et placés des prototypes en bois, en carton… Il a fallu démonter des dizaines de télés avant d’arriver à la solution qui va nous être présentée. Un drap blanc se soulève, Erwan Bouroullec pose un téléviseur sur la table. Petit moment d'émotion. Les deux frères ont appelé leur projet Serif car, de profil, il ressemble à un “i” avec empattement: un caractère “serif” en jargon typographique.
»Effectivement, cette télé respire l’élégance. Elle ne ressemble à aucune autre. Hybride entre un écran et un meuble, elle évoque un tableau ou un miroir encadré. On comprend tout de suite qu'elle s'accordera avec un beau fauteuil ou une jolie bibliothèque, sans se mettre en avant. Le matériau est difficile à définir. Du métal? Il s’agit en fait de plastique peint. Le cadre est en deux parties, mais la jointure est habilement cachée à l’arrière, de sorte qu’on a l’impression d’un objet monobloc. Le socle permet de poser cette télé n’importe où. La partie haute forme une petite tablette sur laquelle on peut disposer quelques livres.
»A l’arrière, les éléments techniques sont dissimulés par une sorte de rideau textile amovible. On ne voit que le gros bouton marche-arrêt et le câble d’alimentation. Erwan Bouroullec retourne l’objet: quatre trous sont prévus à la base pour y glisser des pieds, simples tubes de métal. Ainsi équipé, le téléviseur ressemble à un tableau noir en miniature.
»On nous ôte tous les draps, et deux modèles plus grands apparaissent, posés sur leurs pieds tubulaires. Erwan Bouroullec se lance dans une longue démonstration des possibilités offertes par la télécommande, lisse et blanche. Le nombre de boutons est réduit au minimum. Un pointeur permet d’accéder à diverses fonctions proposées sur l’écran, tandis qu’un mode “rideau” bleuté est prévu si l’on veut couper momentanément l’image et le son, lors d’un “tunnel” publicitaire par exemple. Le graphisme des informations apparaissant à l'écran est ultrasobre.
»La télé des Bouroullec est officiellement présentée ce mois-ci au London Design Festival et non dans un salon de matériel électronique, ce qui constitue en soi un petit événement. Son lancement commercial est fixé au 2 novembre dans quatre pays seulement, pour commencer: France, Royaume-Uni, Danemark et Suède. Elle sera vendue plus cher qu’un téléviseur normal, en trois tailles et trois couleurs. On ne la trouvera pas en supermarché, mais plutôt dans des magasins de mobilier, par exemple. “Ce projet est plein de doutes, conclut Ronan Bouroullec. Nous ne prétendons pas faire la révolution, juste ouvrir une nouvelle porte.”»
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